Assaut sur Jacinto I
On dit qu’en randonnée, on emporte dans son sac ses peurs et quand nous sommes partis ce matin là à la conquête du mont San Jacinto, nous avions avec nous le poids de notre angoisse. Deux ans auparavant, San Jacinto a pris la vie d’un jeune homme qui devait recevoir ses crampons à seulement vingt kilomètres de là.
Les pentes escarpées du mont San Jacinto constituent la première véritable épreuve du PCT. C'est un défi qui teste notre aptitude à traverser la haute Sierra, préoccupation quotidienne pour tout marcheur. Nous avions anxieusement surveillé l'enneigement et l'état du chemin sur un site SanJacjon pendant des mois avant le départ. Le plan était assez simple : escalader un massif montagneux étroit, marcher sur la crête, atteindre le sommet, puis redescendre dans la vallée. Nous nous apprêtions à gagner et à perdre 4000 mètres d'altitude en 3 jours. Une autre difficulté de cette section est l'absence de sources directement sur le chemin, ce qui contraint à des détours fatigants, en plus des pentes escarpées et de la présence de la neige.
I l’ascension
Le premier jour, après avoir escaladé la montagne toute la journée et fait un écart de plus de 2km pour trouver de l’eau, nous avons dû redescendre quelques centaines de mètres pour arriver à un camp assez grand pour tous les huit. Nous avons mangé ensemble à côté des tentes des filles et après que j'ai à nouveau laissé des miettes, Janick m'a demandé si je voulais attirer les souris dans sa tente et m'a rebaptisé "Captain Crumbs". Le vent balayait le plateau et a couché la tente de Kiki deux fois dans la nuit.
Le lendemain, et avec une habitude qui commençait à s’établir, je suis parti après les autres, ayant pris un solide petit déjeuner.
Je suis seul, complètement seul, dans la montagne. Je chemine le long d’un ravin. Je passe un glissement de terrain, je saute sur un escarpement en contrebas, où il y’a quelques traces de pas et je me retrouve soudainement en plein milieu de la pente, sans aucun chemin en vue. Mon cœur se met à battre plus fort. Je sors ma balise GPS et je contrôle ma position à chaque instant. Elle indique que je suis sur le chemin, mais aucune trace de la bande de terre battue.
La peur commence à m’envahir alors que la pente devient de plus en plus raide. Je crains pour mes chevilles, et l’angle que la pente leur fait prendre, les étirant à leur maximum. Si je glisse c’est la falaise. Toujours pas de piste en vue. Je décide alors de tenter le tout pour le tout et de remonter à pic. Je file vers le sommet, en m’accrochant aux branches des buissons environnants, en essayant d’assurer chaque pas et d’enfoncer le plus possible mes bâtons de marche pour me soutenir. C’est comme cela que j’ai retrouvé le chemin après quinze minute de lutte : la pente était telle que même à deux mètres, la piste, par en dessous, était invisible. Je suis en sueur, et mon pouls n’est pas décidé à ralentir.
Je ne suis rassuré qu’en rejoignant les autres, et Nick m’offre un peu d’eau pour laquelle il avait dû faire un détour supplémentaire.
Enfin, à un tournant, la neige sur la piste ! Je suis comme un enfant. Cela fait presque oublier tous les troncs d’arbres au milieu du chemin, plus de soixante-dix, qui nous oblige parfois à enlever nos sacs à dos et ramper en dessous, parfois à faire des escalades périlleuses par-dessus les troncs. Au cours d’une de ces acrobaties, le sac de Janick est tombé dans le ravin, la forçant à aller le chercher. A certains endroits, la piste a disparu sous des glissements de terrains, et nous avons passé de long moments à chercher dans des buissons épineux pour la retrouver.
Dans l’après-midi, la neige molle passe vite d’excitante à épuisante. Je suis avec Idaho et nous nous enfonçons fréquemment jusqu’aux genoux, nous glissons, nous tombons. Nous sommes mouillés de neige fondue, qui s’accumule sous la ceinture ventrale de notre sac.
Nous rejoignons les autres au bord d’une rivière. En me penchant pour prendre de l’eau, la neige cède et je me retrouve assis, les fesses dans l’eau. Nous rigolons et je dis que je ne suis pas si fier de toute façon « plus maintenant en tout cas », me répond Kiki.
L’après-midi est déjà bien entamé, mais nous voulons nous rapprocher le plus possible du sommet afin de pouvoir y assister au lever du soleil le lendemain matin. Encore 10 kilomètres et une belle montée. Nous passons dans des forêts de grands pins, et une impression me frappe soudainement. Cette nature si différente de chez nous, je la connais par les dessins animés de Disney. Ce sont les paysages de blanche neige, de Bambi, tout autour de moi. Nous sommes proches de los Angeles, et nul doute que les artistes de Disney se sont inspiré de ces lieux pour leur esthétique.
Ce soir c’est décidé je ne serais pas le dernier au camp. Pour ça j’ai un avantage : je suis le seul à aller aussi vite en montée que sur le plat. Alors que nous grimpons la falaise à pic, je me retourne, et j’ai les larmes aux yeux. Toute la montagne que nous avons gravi ces deux derniers jours est là, sous nos pieds, déjà si lointaine, si en dessous de nous.
Je peux me casser la jambe demain, j’aurais déjà accompli quelque chose. Ce lieu est magique. J’ai vu des paysages incroyable pendant ces six mois, mais ce moment-là, face au vide et la hauteur de mes efforts, reste un des plus marquant.
Au sommet, cependant, c’est la douche froide. Nous sommes face à un champs de neige. Cucumber et moi sommes seuls. Nous ne savons pas si les autres vont nous rattraper. A la jonction, où nous avions lu qu’il y avait des emplacements de bivouac, deux personnes ont déjà posées leurs tentes ; et tout le reste est sous la neige. Nous sommes dépités.
Par chance, à ce moment, une jeune femme nous dépasse ; elle va chercher de l’eau à une source en contrebas et nous indique qu’il y a un campement libre juste un peu plus haut. Nous nous trainons et y trouvons refuge pour la nuit, épuisés mais comblés par la vue imprenable sur les alentours.
Toute la nuit, le vent rugit furieusement au-dessus du sommet, mais mon emplacement est protégé et je ne reçois aucune bourrasque. C'est difficile d'expliquer ce que ce bruit provoque dans mon esprit, c'est un peu comme d'entendre la pluie quand on est au chaud dans son lit, avec un peu du traumatisme des nuits sans sommeil en plus.
L’ascension
II Le sommet
Le troisième jour, nous partons avant l'aube pour atteindre le sommet avant le lever du soleil. En partant, je vois le reste du groupe qui se prépare, Nick a l'air un peu énervé, je pense qu'il a un peu trop attendu les autres, lui qui voulait être au sommet à l’aube, mais qu'il est trop gentil pour les abandonner. Pas moi. Je pars devant avec Idaho.
Le soleil se lève, c'est un éblouissement. Nous ne sommes pas au sommet, et tant pis. Il faut toujours mettre en balance le fait que chaque moment, chaque vue exceptionnelle se paie directement en inconfort, en réveil au milieu de la nuit, à sortir du duvet quand le froid est le plus mordant et avec la conscience que la fatigue sera plus vive le lendemain. Le chemin est déjà un défi suffisant, souvent, pour moi.
La montée jusqu’au sommet du Jacinto n'est pas très dure, quelques passages un peu plus abruptes mais rien de vraiment dangereux. Je repense sans cesse à ce que m'avait dit Kiki, que les micro crampons glissent sur les pierres, et je passe mon temps à les mettre et les enlever.
Enfin, nous y sommes, et nous célébrons cette victoire avec les deux Alex. En dessous de nous, s’étale lointaine la plaine où nous allons descendre demain, et comme des mirages, des champs d’éoliennes minuscules. Dans le refuge du sommet, Evan se prépare un festin qui me presse à redescendre au camp pour, moi aussi, profiter d’un bon repas. Mon sac de nourriture, suspendu, n'a pas été dévoré, c'est déjà ça.